Par Marc Trémeau “ le mystère du Rosaire, ” (C.L.D. esprit et vie)
Une tradition séculaire attribue l’origine du Rosaire à saint Dominique, au XIIIème siècle, sous l’inspiration de la Vierge Marie qui, en 1217, lui disait : “ Va et répands mon psautier. ” Saint Pie V n’hésitera pas à déclarer que le saint prêcheur avait inventé le Rosaire, en forgeant ainsi une arme contre les albigeois. Il est incontestable que ce sont les fils spirituels de saint Dominique, au XVème siècle, qui ont le plus contribué à sa structuration et à sa propagation.
Les historiens modernes sont plus circonspects. Ils relèvent une lente évolution dans sa formation.
En ce qui concerne le Pater, certains pensent que le chiffre de 150 serait dû au fait que beaucoup de moines illettrés ne pouvant réciter les 150 psaumes bibliques de l’Office choral, devaient réciter autant de Pater à la place.
Quant à l’Ave, à l’instigation de saint Pierre Damien, au XIème siècle, les paroles de l’ange étaient volontiers reprises par les pieux fidèles en l’honneur des joies de Marie. Dès la fin du XIIIème siècle, ils aimaient à les répéter devant ses statues. Ils joignaient les gestes à la parole : génuflexions, couronnes de fleurs, spécialement de roses. Ces couronnes ou “ chapeaux ” seraient à l’origine du mot chapelet. Et les roses à l’origine du terme Rosaire.
Plus tard aux joies de Marie, on ajouta ses douleurs et ses gloires.
Ce n’est qu’au XIVème siècle que se répandait la fusion des Pater et des Ave, pour des raisons diverses encore peu éclaircies. Et c’est aussi à cette époque que commença à prévaloir l’usage de la seconde partie de l’Ave : “ Sainte Marie ”
La structuration à peu près définitive du Rosaire et sa prodigieuse expansion datent du XVème siècle. Elles sont surtout l’œuvre du Dominicain Alain de La Roche, Prieur de Douai qui donna une succession de quinze tableaux de la vie de Jésus et Marie appelés mystères. Ce grand missionnaire breton sut faire partager ses convictions à ses Frères en saint Dominique et à ceux qu’il évangélisait. Il en résulta un énorme progrès. Aux siècles précédents, les fidèles qui honoraient les joies de Marie, ses souffrances et ses gloires, avaient une dévotion surtout affective. Les frères prêcheurs missionnaires se gardèrent de heurter cette piété naïve : en disciples de saint Thomas, ils surent faire la part du sentiment . mais des diverses joies de Marie, ils dégagèrent le mystère de l’Incarnation ; à travers ses larmes, ils firent entrevoir le mystère de la Rédemption ; sa glorification fut le symbole du bonheur eschatologique.
Grâce à eux le Rosaire, sans cesser d’être une dévotion pleinement mariale, devint une prière théocentrique et théologale, solidement fondée sur l’Evangile. Du coup elle atteignait des dimensions infinies. Pétrie d’humanisme et de grâce, elle devenait une mine que les auteurs spirituels n’allaient pas tarder à exploiter aux siècles suivants. Le plus célèbre d’entre eux fut saint Louis-Marie Grignion de Montfort.
Les papes eux-mêmes se firent les propagateurs de cette dévotion. Sixte Quint, pape de 1585 à 1590, approuvait officiellement l’usage du Rosaire.
« Le rosier est devenu Rosaire, couronne de fleurs offertes à Marie comme langage le plus précieux du cœur d’un Fils pour sa mère, au parfum d’un amour sans cesse renouvelé. Le Rosaire est devenu notre prière à la Mère du Rédempteur. La prière est devenu louange à Dieu Trinité pour le don ineffable de Marie. Celle louange est, depuis lors, la respiration de notre âme, de l’âme de l’Eglise, par l’esprit, en gage de notre affection, de notre reconnaissance, de notre abandon, de notre confiance, de notre joie, de notre espérance, de notre amour pour Elle.”
Au XIXème siècle, un merveilleux élan fut donné par Léon XIII. Ce grand pape ne consacra pas moins de dix encycliques solennelles à son sujet, sans compter ses autres interventions.
En 1892, Léon XIII dans une lettre au Maître général de l’ordre des dominicains leur en confiait solennellement la charge de la propagation du Rosaire. Il écrivait par ailleurs : “ Désirant déjà depuis longtemps placer le salut de la société humaine dans le culte accru de la Vierge comme dans un refuge absolument sûr, Nous n’avons jamais cessé de propager parmi les fidèles du Christ la coutume du Rosaire de Marie. ”
Le Rosaire, si il devient une vraie dévotion d’Eglise ne peut cependant être assimilé à une dévotion liturgique. Paul VI, ayant posé la question dans son exhortation apostolique, Marialis Cultus du 2 février 1974, précisait :
« Certains ont demandé que le Rosaire soit déclaré prière liturgique. Il faut reconnaître que, sous divers aspects, il s’harmonise bien avec la liturgie ; toutefois, il ne doit pas se confondre avec elle, ni se superposer à elle comme il est arrivé parfois dans le passé ; il doit, au contraire, conserver sa physionomie propre d’exercice de piété, apte à faire mieux comprendre et mieux vivre la liturgie.”
Jean XIII, en 1961, constatait : “ Le Rosaire est maintenant élevé au rang de grande prière publique. ”
La réputation de fervent du Rosaire du pape Jean-Paul II n’est plus à établir. Il déclarait le 31 octobre 1978 :
“Le chapelet est ma prière préférée. Prière merveilleuse ! Merveilleuse dans sa simplicité et sa profondeur. En elle, nous redisons plusieurs fois les paroles que la Vierge Marie entendit de l’Archange et de sa cousine Elisabeth. L’Eglise s’associe à ces paroles. On peut dire que le chapelet est une prière commentaire du dernier chapitre de la constitution Lumen Gentium de Vatican III, chapitre qui traite de l’admirable présence de la Mère de Dieu dans le mystère du Christ et de l’Eglise. En effet, sur le fond des paroles Ave Maria, passent devant les yeux de l’âme les principaux épisodes de la vie de Jésus-Christ ;ils se composent des Mystères joyeux, douloureux et glorieux et nous mettent en communion vivante avec Jésus à travers le Cœur de sa Mère. En même temps, notre cœur peut, dans ces dizaines de chapelet, cueillir tous les aspects qui composent la vie de l’individu, de la famille, de la nation, de l’Eglise et de l’humanité ; les situations personnelles, celles du prochain, et plus spécialement de ceux qui nous sont proches et auxquels nous sommes plus liés. Ainsi la simple prière du chapelet bat le rythme de la vie humaine. ”
En quoi la prière du Rosaire trouve-t-elle son fondement dans la Bible ?
Fondements bibliques du Rosaire dans l’ancien testament
Un des arguments des détracteurs du Rosaire est sa relative nouveauté. Il est certain que l’on imagine mal les ascètes du désert récitant des Ave à longueur de journée mais c’est là une vue superficielle des choses. En réalité le mobile qui pousse actuellement le chrétien à égrener son rosaire se retrouve fondamentalement non seulement dans le Nouveau Testament lui-même mais dans l’Ancien. Les pieux israëlites et les prophètes s’y réfèrent souvent soit au simple titre de souvenir soit pour des motifs de supplication.
Certains psaumes sont entièrement consacrés au souvenir des merveilles de Dieu :
Rendez grâce au Seigneur, car il est bon,
Car sa miséricorde est éternelle
Lui seul a fait des merveilles
Car sa miséricorde est éternelle
Il fit les cieux avec sagesse
Car sa miséricorde est éternelle
Il frappa l’Egypte en ses premiers-nés,
Car sa miséricorde est éternelle
Souvent l’Histoire Sainte est associée à la louange de Dieu dans la création :
Bénis le Seigneur, ô mon âme !
Seigneur, mon Dieu, tu es si grand !
Vêtu de faste et d’éclat
Tu déploies les cieux comme une tente
Combien de fois les prophètes n’ont-ils pas eu recours à ces souvenirs pour réveiller la foi, l’espérance et la fidélité de leurs compatriotes.
A ces souvenirs de la mémoire se joignait souvent une argumentation ou une méditation ou tout autre activité de l’esprit en vue d’obtenir une grâce particulière, individuelle ou collective.
Lève toi, pourquoi dors-tu, Seigneur ?
Réveille-toi, ne rejette pas pour toujours !
Pourquoi cacher ta face,
Oublier notre malheur, notre misère ?
Seigneur, renouvelle tes prodiges,
Refais tes merveilles,
Charge de gloire ta main et ton bras droit
On le voit, les faits passés de l’histoire d’Israël sont un élément constituant de la spiritualité des juifs pieux. Il en vivent et non pas seulement par la mémoire et le sentiment, mais par une sorte de reviviscence du passé dans le présent. C’est surtout la liturgie qui leur faisait revivre intensément leur passé à tel point qu’ils le considéraient comme présent, fidèles en cela aux leçons de leurs ancêtres, notamment ceux de l’exode et du Deutéronome : “ Quand vous serez entrés dans le pays que Yahvé vous donnera selon sa promesse, vous obtiendrez ce rite (de la Pâque). Et quand vos fils demanderont : “ Que signifie pour vous ce rite ? ” vous leur répondrez : “ C’est le sacrifice de la Pâque en l’honneur de Yahvé, qui a passé devant les maisons des fils d’Israël, en Egypte, lorsqu’il a frappé l’Egypte, tandis qu’il épargnait nos maisons ”
Encore aujourd’hui, les juifs pieux qui participent à leur culte liturgique ne considèrent pas l’histoire passée comme complètement révolue mais se répercutant dans l’actualité du moment présent.
Fondements bibliques du Rosaire dans le nouveau testament
Avec le Nouveau Testament le thème change : les merveilles de Dieu ne sont plus celles de la libération temporaire du peuple hébreu, mais celle de la libération spirituelle de l’humanité.
Et le centre en est Jésus-Christ.
C’est Lui que les évangélistes racontent et que les apôtres méditent.
Il est donc dans la logique de la Révélation que nous, chrétiens, nous contemplions les merveilles de la vie de Jésus, comme les anciens juifs contemplaient les merveilles de l’action de Dieu dans leur histoire. Or il se trouve que nous avons dans la propre Mère de Jésus, la Vierge Marie, le modèle le plus parfait de cette contemplation chrétienne.
Confidences mariales
Il y a dans le deuxième chapitre de l’Evangile selon saint Luc deux versets d’une profondeur inépuisable :
V19 : Or Marie conservait (conservabat) toutes ces choses (ou tous ces souvenirs)( verba), les méditant (conferens)dans son cœur. (corde)
V 151 : Et sa Mère conservait toutes ces choses dans son cœur.
Un premier point qui paraît indiscutable à tous, c’est que de tels versets ne peuvent venir que de confidences de Marie, soit que Saint Luc en ait été le bénéficiaire direct, soit qu’il ait utilisé des documents remontant à Marie.
L’hypothèse de confidences à Luc en personne est admise par beaucoup. Lorsque l’évangéliste rejoint saint Paul à Troas au cours de sa deuxième mission (Acte des Apôtres 16, 11) il fixe ses souvenirs qui lui permettront de rédiger le précieux livre des Actes des Apôtres. C’est en l’an 50, donc vingt ans après la mort de Jésus (8 avril 30) .
Or le prologue des Actes (1, 1°) nous apprend que ce travail a été précédé d’un autre, le troisième évangile, en vue du quel il s’est soigneusement documenté. Ces textes indiscutables nous permettent donc d’admettre que l’évangéliste avait largement terminé son enquête vingt ans après la mort de Jésus. Or il est probable que la Vierge Marie vivait encore à cette époque.
Sans doute puisqu’il était d’abord médecin à Antioche, est-il un converti du paganisme grec. Mais son projet d’écrire un évangile et le livre des Actes des Apôtres prouve qu’il n’est pas un converti de la dernière heure. Il est permis de penser avec, certains auteurs, que le compagnon anonyme de Cléopas (Luc, 24, 13-55),n’était autre que lui-même, tant le récit de l’apparition de Jésus sur le chemin d’Emmaüs est d’une émotion prenante ; Qui sait même s’il n’était pas un des soixante douze disciples (Luc 10,1) comme on l’a conjecturé.
Quoiqu’il en soit, on peut conclure que “ Luc vécut un temps dans l ‘intimité de Marie ”
Quelques hébraïsmes :
L’analyse du texte confirme ces données car nous y trouvons deux hébraïsmes que l’hélléniste remarquable qu’était saint Luc n’aurait sûrement pas inventés.
Le premier est le mot verba que nous lisons dans les deux versets qui veut dire paroles, mais il est clair que la sainte Vierge ne se souvient pas seulement des paroles qu’elle a entendues mais aussi des faits qui les ont accompagnées. Comment saint Luc a-t-il pu être aussi imprécis. Tout simplement parce que le terme hébreu employé par la sainte Vierge est lui-même imprécis et a la propriété de signifier à la fois parole et chose. C’est le contexte qui révèle le sens exact, et les traducteurs n’ont eu aucun scrupule à écrire choses ou souvenirs au lieu de paroles.
Le second hébraïsme est le mot cœur, à chacun des deux versets Or ce mot a en hébreu un sens beaucoup plus vaste qu’en français. Il n’évoque pas seulement l’affectivité mais toutes les facultés mentales : mémoire, raisonnement, décisions. Et l’ensemble de ces deux versets prouve comme nous allons le voir plus amplement que c’est bien en ce sens hébraïque que la sainte Vierge parle de son cœur.
Un autre terme intrigue fortement le lecteur c’est en latin conferens traduisant le grec sumballousa. Il est du plus haut intérêt pour nous il se compose en grec du préfixe sun qui évoque l’union et du verbe ballô qui veut dire jeter Son sens premier est donc jeter ensemble mais il signifie le plus souvent “ mettre en commun ”, rapprocher, réunir, d’où résulte l’idée de comparer, confronter. Comment le traduire en français ?
La plupart des versions se contente du terme méditant mais on peut méditer en approfondissant simplement un fait ou une idée, pas nécessairement en recourant à des rapprochements et des comparaisons ;
Et selon un auteur : “ Admirable réflexion, qui nous fait lire au plus intime du coeur de Marie ; Elle comparait ce qu’elle voyait (les choses) et entendait (les paroles) avec des révélations antérieures qu’elle avait reçue, et elle adorait les merveilles du plan divin. ”
Sondage dans le substrat hébreu
A notre époque où des savants font des découvertes exégétiques en cherchant le substrat hébreu ou araméen des écrits du Nouveau Testament, il est tentant de s’enquérir du sens précis du verbe employé par la sainte Vierge dans sa langue quand saint Luc l’a transposé en grec par le participe sumballousa. Dans ce but nous avons consulté un éminent spécialiste qui a bien voulu nous envoyer une note érudite à ce sujet. En voici l’essentiel.
Il précise d’abord que le substrat sémitique de sumballô n’est pas araméen mais hébreu
Il a donc fait sa recherche en hébreu et ne cite pas moins d’une douzaine d’avis différents concernant la racine du verbe originel et il lui semble toutefois que les deux verbes hébreux préférables en l’occurrence sont HGH et SYH. (l’écriture hébraïque primitive ne comporte que des consonnes). Le premier signifie : “ murmurer, répéter, ressasser ”,
et le second “ méditer, s’intéresser réfléchir .”
En savant qu’il est il se refuse à choisir. Nous nous permettons de suggérer une hypothèse. Il nous semble que les deux sens sont en liaison intime.
-1°) Quand on est absorbé par une idée, on y revient en la “ murmurant ”, en la “ répétant ”, en la “ ressassant ” ; c’est le verbe hébreu HGH.
-2°) Normalement on n’en reste pas à ce stade de la mémoire. On passe tout naturellement au stade de la logique et de la critique : on “ réfléchit ”, on “ s’intéresse ”, on médite ”. Et ici nous reconnaissons le verbe SYH.
Or si l’on se réfère au verset 19 de saint Luc, on est frappé d’y trouver combinés ces deux sens :
1°) avec le verbe conservabat ( Marie conservait ces choses) nous sommes au plan de la mémoire et c’est le sens de l’hébreu HGH.
2°) avec le verbe conferens (méditant ) c’est plus précisément le domaine de l’activité inventive et critique de l’esprit comme nous l’avons vu à partit du grec sumballo et c’est le sens de l’hébreu SYH.
Signalons à la suite de notre savant exégète que les deux verbes hébreux HGH et SYH sont associés plusieurs fois dans l’ancien testament à la notion de cœur au sens sémitique (PS 77, 7 .Isaïe 33, 18. Prov 15, 28) C’est donc toujours dans la même ambiance intellectuelle et affective que nous trouvons dans l’Ancien testament et dans le texte de saint Luc.
La Vierge Marie n’était donc nullement dépaysée en reprenant à son compte le cheminement spirituel de ses ancêtres dans la foi, caractérisé par le souvenir des merveilles de Dieu pour obtenir d’autres faveurs ou le remercier.
Se trouvant à la fin des temps anciens et inaugurant l’ère messianique, il lui suffisait d’appliquer aux événements qu’elle vivait la double démarche intellectuelle de tous les juifs pieux ; elle se souvenait et elle approfondissait.
Ces données exégétiques projettent de vives lueurs sur la vie intérieure de Marie. D’autant plus qu’elle a éprouvé le besoin de répéter la même chose à si peu d’intervalle.
Une chose certaine c’est que la vie spirituelle de Marie à cette époque était toute centrée sur la contemplation et l’approfondissement des premiers mystères de la foi chrétienne : L’Annonciation, la Visitation, Noël, la Présentation, le Recouvrement de l’Enfant Jésus au Temple
Elle contemplait mais aussi elle s’efforçait d’approfondir. Autrement dit elle pratiquait sans doute l’oraison active. Elle pratiquait le labeur de la méditation.
L’examen des textes nous apprend donc avec certitude que l’oraison de Marie durant les premières années du Christianisme était totalement alimentée par les souvenirs, l’approfondissement des mystères que nous appelons joyeux.
Est-ce à dire qu’elle changea de méthode par la suite ?
C’est invraisemblable. Nul doute qu’elle n’ait suivi attentivement tout ce que son Fils faisait. Nul doute non plus que, jusqu’à ses derniers moments de la terre, elle ne se soit rappelée sans cesse les mystères douloureux et glorieux, au pied de la Croix, au Cénacle, à la Pentecôte.
Nous pouvons donc assurer que lorsque nous méditons les quinze mystères du Rosaire (et éventuellement d’autres mystères évangéliques) nous suivons exactement la méthode d’oraison qui a été celle de Marie. Sans doute, ses progrès incessants ont toujours davantage illuminé et embrasé son cœur. Et, comme nous l’apprend l’expérience des mystiques, il vint sans doute un temps où sa vue profonde des merveilles de Dieu la dispensait de faire effort pour y pénétrer. Mais essentiellement sa démarche était la même que la nôtre
Il est même sûr qu’au ciel, où elle voit tout en Dieu, elle continue de rendre grâces pour les merveilles qu’elle a vécues et méditées dans la foi et on peut conjecturer qu’elle aime de préférence les âmes mariales qui continuent de prier comme elle a prié.
Tout ceci nous aide à comprendre la valeur du Rosaire. Dans sa technique il plonge ses racines au cœur même des méthodes pieuses de l’ancien testament et depuis l’Incarnation du Christ il prolonge la méditation authentique de la plus sainte des chrétiennes, la Vierge Marie. Cela suffirait à le qualifier de prière mariale.
Mais il y plus. Dans le Rosaire, non seulement nous prions comme Marie, nous prions par elle. Tous les mystères que nous contemplons, même ceux dont peut-être elle n’a pas été témoin, c’est en elle que nous les voyons. Nos Ave sont avant tout des salutations adressées directement à Marie. Et c’est pour ainsi dire avec son regard et son cœur que nous participons aux mystères de son Fils qui sont aussi les siens.
Ainsi la prière du Rosaire est une prière mariale à double titre :
au titre de l’imitation et au titre de l’invocation.
Le Rosaire est une prière d’Eglise, une école d’oraison, une école de formation morale, une école de sainteté. Il est, en lui-même, un mystère.
Les mystères douloureux :
Agonie
Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
Tandis que les enfants s’amusent au parterre ;
Et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment
Son aile tout à coup s’ensanglante et descend,
Par la soif et la faim et le désir ardent :
Je vous salue, Marie,
Flagellation
Par les gosses battus par l’ivrogne qui rentre,
Par l’âne qui reçoit des coups de pied au ventre,
Par l’humiliation de l’innocent châtié,
Par la vierge vendue qu’on a déshabillée,
Par le fils dont la mère a été insultée:
Je vous salue, Marie,
Couronnement d’épines
Par le mendiant qui n’eut jamais d’autre couronne
Que le vol des frelons, amis des vergers jaunes,
Et d’autre sceptre qu’un bâton contre les chiens ;
Par le poète dont saigne le front qui est ceint
Des ronces des désirs que jamais il n’atteint ;
Je vous salue, Marie,
Portement de Croix
Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids, s’écrie : “ Mon Dieu! ”
Par le malheureux dont les bras
ne peuvent s’appuyer sur une amour humaine
comme la croix du Fils sur Simon de Cyrène ;
Par le cheval tombé sous le chariot qu’il traîne :
Je vous salue, Marie,
Crucifiement
Par les quatre horizons qui crucifient le monde,
Par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,
Par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains,
Par le malade que l’on opère et qui geint
Et par le juste mis au rang des assassins :
Je vous salue, Marie
Le Rosaire est une prière d’Eglise
Pourquoi cette faveur de L’Eglise pour le Rosaire ?
Le Cardinal Garrone, (dans son livre Marie hier et aujourd’hui, paru en 1977) l’explique :
« Le sort fait dans l’Eglise au Rosaire a quelque chose de surprenant qui mérite réflexion. L’Eglise le considère comme un bien propre qu’elle défend et préconise avec une inlassable ferveur. Il s’en est fallu de peu que le Concile n’y fasse dans son chapitre sur la Vierge une allusion. Le Rosaire fait partie des dévotions à la Sainte Vierge que l’Eglise reconnaît parce qu’elle y retrouve expressément sa pensée et sa vie authentique…Le Rosaire est certainement considéré par l’Eglise comme un trésor.
Il est assez facile de se rendre compte qu’il ne peut pas en être autrement. Cinq raisons peuvent être avancées :
D’abord à cause de l’amour que lui manifestent dans l’Eglise les petits
Le Rosaire est depuis toujours exposé au dédain facile de ce que Pascal appelle les « demi-savants », les esprits forts qui discernent certains aspects superficiels des choses, mais au détriment des significations profondes. Que le Rosaire soit aimé des petits est, aux yeux de l’Eglise, un bon signe. On peut d’ailleurs facilement se rassurer sur les raisons de ce choix, qui vont loin et qui tiennent à une réelle intelligence des choses de la foi.
Le Rosaire favorise la foi :
D’abord il est une prière sur la foi, une prière contemplative. Newman a écrit : « le grand pouvoir du Rosaire consiste en ceci que, d’un Credo, il fait une prière. » Il ajoute d’ailleurs ce précieux commentaire : « Déjà, en un certain sens, le Credo est une prière et un grand hommage à Dieu. »
De plus, le Rosaire offre cet avantage de faire parcourir le cercle entier des mystères de notre foi qui, en réalité, n’en font qu’un. La recommandation de l’Eglise va, en effet, de préférence au Rosaire entier et l’on ne surestimera jamais le grand avantage de pouvoir garder, comme dit encore Newman, « toute sa foi dans sa main ».
Le Rosaire est une humble prière de demande :
Une certaine conception de la vie spirituelle a cherché à diminuer la valeur de la demande dans la prière au profit d’on ne sait quel amour pur. Or il n’y a pas de prière qui ne suppose, à sa base, la conscience d’une insuffisance et la demande de l’aide de Dieu. Il est vrai que le Rosaire insiste sur la demande : certains pensent même qu’il insiste trop et que cette répétition n’est pas dans la ligne du conseil de l’Evangile (Mat 6, 7). L’erreur est totale. Il suffit de penser à Jésus priant au Jardin de l’Agonie, et, selon saint Luc, « répétant sans cesse la même chose » (Luc 14, 39). Mais on peut voir aussi dans cette insistance la matière du pauvre : ceux que Jésus reconnaît et loue dans l’Evangile sont aussi des pauvres qui insistent et répètent leur demande jusqu’à ce qu’ils soient entendus : qu’on pense à la Cananéenne, qu’on pense à la veuve dans la parabole du juge inique. Quand la répétition est le signe à la fois d’une misère profonde et d’une confiance qui ne veut pas être déçue, elle est le signe d’une prière authentique.
La dévotion à la Sainte Vierge est essentiellement missionnaire :
Le cardinal Garrone conclut : le « fait marial » dont nous parlons éclate aux yeux, il nous remplit d’une stupeur admirative et il nous interpelle.
Comme on a pu le pressentir déjà, la dévotion à la Sainte Vierge est essentiellement missionnaire. Et l’on a souligné à cette occasion que l’une des ressources de cette dévotion pour déterminer la conversion, résidait dans le fait qu’elle appelait à la prière, cette première grâce qui ne manque jamais. L’éducation de la foi qui se fait à travers une prière de ce genre, où la demande se mêle à la contemplation des mystères, est certainement l’une des voies les plus sûres et les plus efficaces. Le Rosaire est missionnaire comme par nature.
A titre d’exemple de l’efficacité missionnaire du Rosaire, citons au moins ce témoignage peu connu de Mgr Bataillon, de la Congrégation mariste, apôtre des papous : « Dès mon arrivée dans l’île, je l’avais consacrée à Marie. Au moment où je croyais la mission sur le point d’échouer, j’eus recours au chapelet. C’était ma dernière ressource. Cette dévotion fut accueillie avec un empressement extraordinaire. Je ne pense pas qu’il y ait une seule paroisse où, proportion gardée, il se dise autant de chapelets que dans notre petite mission ! Cette île, avant mon arrivée, était, au rapport de tout le monde, la plus mauvaise de l’Océanie, et maintenant elle en est le modèle . »
Le Rosaire est un excellent apprentissage de la Maternité de Notre-Dame comme maîtresse de prière
On n’a rien dit du Rosaire si l’on n’a pas souligné le rôle qu’y joue la Sainte Vierge. Son rôle est maternel. On apprend là à traiter Marie comme sa Mère, on se fait peu à peu une âme filiale. On profite de plus en plus à fond du don que Dieu nous fait en la personne de saint Jean au pied de la Croix.
Le Rosaire nous apprend à parler à Marie comme on parle à sa mère, c’est-à-dire à lui ouvrir notre cœur dans l’humilité et dans l’amour, ce qui est une voie toute sûre vers l’attitude d’âme fondamentale pour le Royaume de Dieu.
Le Rosaire, par la Vierge, nous joint à Jésus. Chaque mystère évoque le Christ dans l’un des moments de son action rédemptrice. A travers Marie, c’est Lui que nous rejoignons. Ses mystères nous deviennent plus accessibles du fait d’être traduits dans un vocabulaire marial. Non seulement, ils ne sont plus de grandes vérités abstraites, mais ils nous sont présentés à l’intérieur de Marie où ils ont été vécus.
Enfin, comme l’exemple de Lourdes et de Bernadette nous le fait bien voir, c’est le Père qu’il s’agit de rejoindre. Il y a quelque chose de merveilleusement significatif dans le simple récit de la petite voyante nous montrant les lèvres de la Vierge qui remuent au moment du Notre-Père : L’âme de Marie et celle de son Fils se rejoignent dans le Christ pour rendre au Père l’hommage d’adoration et d’amour qui est comme le dernier mot de notre foi et de notre vocation. Il est certainement difficile d’imaginer un instrument de prière à la fois aussi simple et aussi puissant, aussi juste et aussi conforme à l’essentiel de la doctrine.
Pour comprendre ce qu’est la Vierge pour l’Eglise et comment elle souhaite que nous nous comportions envers elle, il n’y a certainement pas de meilleur moyen que de réfléchir à ce qu’est le Rosaire, et surtout d’en user. »