D’après la « Petite vie de François de Sales » par Bernard Sesé (Editions Desclée de Brouwer) et « Un sage et un Saint, François de Sales » de André Ravier ( Editions Nouvelle cité) Figure majeure de la renaissance catholique au début du XVIIème siècle, François de Sales a vécu à une époque charnière, entre le catholicisme européen d’hier et les cassures du protestantisme, entre l’Eglise du Moyen-Age et l’Eglise du Concile de Trente . Homme d’action autant que de contemplation, il fut avant tout le docteur de l’Amour, selon le titre que l’Eglise elle-même lui a attribué. Le fondateur, avec Jeanne de Chantal, de l’institut de la Visitation Sainte-Marie occupe une place éminente dans l’histoire, dans la littérature et plus encore dans l’élaboration d’une nouvelle spiritualité.
L’éveil de sa vocation
François de Sales est savoyard, il est né le 21 août 1567 au château de Sales, à Thorens, près d’Annecy, en Savoie, nation de langue française à l’époque. « Je suis de toute façon savoyard et de naissance et d’obligation. » La famille est issue de la vieille noblesse du duché de Savoie ; son père, François de Nouvelles de Boisy, a épousé Françoise de Sionnay ; ses parents étaient réputés pour leur charité ; ils auront treize enfants dont François était l’aîné ; sa petite enfance se passa au foyer familial entourée d’autant de sollicitude que d’une éducation exigeante ; l’influence de sa mère fut particulièrement marquante et elle témoigna : « j’ai souvent observé qu’étant tout petit encore, il était prévenu des bénédictions du ciel et ne respirait que l’amour de Dieu. » Dès l’âge de six ans, il est mis à l’école, pensionnaire au collège de la Roche-sur-Foron ; il fit là d’excellentes études surpassant vite ses condisciples, apprenant à « trousser ses phrases » et à composer des recueils de notes choisies et des plus belles sentences : « docilité, facilité d’apprentissage, piété. » Tels sont les termes pour le définir alors. Très tôt, dès sa douzième année, il était résolu fortement d’être d’Eglise, si fortement que, pour un royaume, il n’eut changé d’avis. Il reçoit la tonsure cléricale, engagement qui n’avait rien de définitif mais son père a pour lui d’autres ambitions. En septembre 1578, il part pour Paris, s’inscrit au collège de Clermont (devenu le collège Louis-le-Grand ). Pendant dix années, il accomplit là tout le cycle d’études : latin, grec, histoire naturelle, mathématiques, musique, cosmographie, hébreu. En décembre 1586, il traversa soudain une terrible crise de désespoir qui dura plusieurs semaines : il lui semblait absolument qu’il était réprouvé, qu’il n’y avait point de salut pour lui. Les cours qu’il suivait alors à la Sorbonne relatifs à la question de la prédestination, débat qui passionnait les théologiens, peuvent expliquer l’origine de son angoisse; on crut François à l’article de la mort. Un jour de janvier 1587, il entra dans l’église de Saint-Etienne-des-Grès et, trouvant une oraison collée sur une tablette devant la statue de la Vierge noire appelée Notre-Dame de Bonne Délivrance, il la dit tout du long ; c’était la prière du Souvenez-vous… Il se leva et, à cet instant, se trouva parfaitement et entièrement guéri ; c’est cette même statue qui se trouve aujourd’hui chez les sœurs de Saint-Thomas de Villeneuve à Neuilly-sur-Seine. François de Sales passa avec succès ses examens de licence et de maîtrise. Au printemps 1588, la guerre civile éclate à Paris ; dans ce climat d’incertitude, monsieur de Boisy rappelle son fils en Savoie, il veut en faire un magistrat ; après un bref séjour à Annecy, il part pour Padoue où, pendant trois ans, il va étudier le droit « pour plaire à son père » et la théologie « pour se plaire à soi-même. » Padoue est alors une ville brillante de la Renaissance, d’un éclat artistique exceptionnel, qui compte 20.000 étudiants venus de toute l’Europe ; son directeur spirituel discerne vite sa vraie vocation : « Votre esprit n’est pas au tracas du barreau et vos yeux ne sont pas faits à sa poussière. » Il l’engagea à penser aux choses de Dieu et à étudier la théologie sans pourtant négliger l’étude assidue du droit. Il ne cesse de lire et relire le combat spirituel de Lorenzo Scupoli, un classique de la littérature spirituelle dont il s’inspira très profondément, il trouve dans les écrits du jésuite Molina la réponse au problème de la prédestination qui l’avait acculé au désespoir. Molina expose que la prédestination n’est pas gratuite mais qu’elle s’effectue en prévision des mérites. Vers la fin de 1590, François est atteint par l’épidémie de peste qui dévaste Padoue. Il reçoit l’extrême onction mais il se rétablira et pourra poursuivre ses études jusqu’à l’examen final ; il est reçu docteur en droit civil et en droit canonique ; après un rapide pèlerinage à Lorette, il retrouve sa famille au château de la Thuille, sur les bords du lac d’Annecy. Grâce à son cousin Louis de Sales, il est nommé prévôt du chapitre de saint–Pierre de Genève par Clément VIII. Le duc de Savoie le nomme sénateur de Savoie, il a à peine trente quatre ans, François refuse la carrière prometteuse et son père finit par accepter sa vocation. En 1593, il revêt la soutane en l’église de la Thuille ; il reçoit l’ordination sacerdotale dans la cathédrale d’Annecy en décembre : « Dieu prit possession de mon âme d’une manière inexplicable. »
L’apôtre du Chablais
François commence son ministère dans un climat d’hostilité intense entre catholiques et protestants : « c’est par la faim et la soif endurées non par nos adversaires mais par nous–mêmes, que nous devons repousser l’ennemi, c’est à cause de nous que le nom de Dieu est blasphémé chaque jour parmi les nations. » Prédications, catéchisme, confessions, visites aux malades, aux prisonniers. « Dès lors, on le regardait comme un homme de Dieu. » Avec un tel labeur, il « perdit quasi tout le manger et le dormir et devint tout maigre et jaune comme cire. » Le Chablais vient d’être rendu au duc de Savoie ; bordé par le lac Léman et les montagnes de Faucigny, Thonon en est la capitale ; depuis cinquante ans, il est devenu protestant. Pour le faire revenir au catholicisme le duc Charles-Emmanuel de Savoie et Monseigneur de Granier veulent y envoyer des missionnaires ; en septembre 1594, François part là-bas, s’installe dans la forteresse des Allinges d’où il rayonne dans les pays alentour ; la campagne est parsemée de dangers de toutes sortes, des intempéries aux brigands ; François ne se laisse pas démonter : « il faut rétablir la célébration du Saint Sacrifice le plus tôt qu’il se pourra, afin que l’homme ennemi voie que, par ses artifices, il nous donne du courage au lieu de nous l’enlever.» « L’oraison, l’aumône, le jeune sont les trois parties qui composent le cordon difficilement rompu par l’ennemi. » Il rédige des sortes de tracts qu’il fait placarder ou distribue à domicile ; le missionnaire est traité de « jeteur de sorts ». Une fois, il est attaqué par des loups ce qui l’oblige à grimper sur un arbre, une autre fois menacé dans sa vie par des tueurs à gage. L’abjuration du Seigneur d’Avilly en l’église de Thonon marque une étape décisive et le prévôt célèbre une première messe en cette même église pour la Noël 1596. Le dialogue engagé avec les ministres protestants, en particulier avec le successeur de Calvin à Genève, ne sera pas fructueux mais suscitera entre eux une estime mutuelle. Une grande cérémonie est organisée pour affirmer la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie : l’adoration du Saint Sacrement, pendant quarante heures de suite (temps passé par le Christ dans le tombeau) accompagnée de prières, processions, confessions, communions fut une grande fête populaire. Elle fut suivie par les quarante heures de Thonon et, plus tard, par les quarante heures de Chambéry ; les conversions et abjurations se multiplient. L’apôtre du Chablais prêche une religion d’amour, d’union et d’unité. « Il ne veut que le bien de l’Eglise et non sa propre gloire.» En même temps qu’il s’adonne avec passion à la conversion au catholicisme, sa vie spirituelle reste intense : au cours d’une méditation sur le sacrement de l’Eucharistie, il connaît une sorte d’extase : « Seigneur , retenez les ondes de votre grâce, retirez vous de moi parce que je ne peux plus soutenir la grandeur de votre douceur. »
Le Coadjuteur de l’évêque de Genève, le prédicateur parisien
Son évêque veut le nommer coadjuteur. Il se rend donc à Rome pour subir l’examen canonique préalable ; le pape le félicite de ses réponses brillantes et le nomme évêque de Nicopolis, en Bulgarie, et coadjuteur de l’évêque de Genève. De ce jour il garde un souvenir mémorable : « Ayant reçu la sainte Eucharistie de la main du souverain pontife, Dieu me fit la grâce de me donner de grandes lumières sur le mystère de l’Incarnation me faisant connaître, d’une manière inexplicable, comment le Verbe prit un corps…Cet homme-Dieu m’a aussi donné une connaissance savoureuse sur la transubstantation, sur son entrée dans mon âme et sur le ministère des pasteurs de l’Eglise. » La paix de Lyon, en 1601, a marqué l’issue de la guerre entre la France et la Savoie ; la récupération des biens d’église reste à négocier et, pour ce faire, François de Sales part pour Paris en 1602. Si sa transaction sera un quasi échec, ce second séjour aura une importance considérable dans son évolution spirituelle : « Paris va le révéler à lui-même. » La restauration catholique s’ébauche dans le royaume de France après la signature de l’édit de Nantes en 1598 ; les écrits et homélies de François auront un rôle éminent ; il est tenu pour le premier prédicateur que la France ait eu depuis longtemps ; le roi Henri IV, séduit par « le phénix des évêques », le qualifie de « rare oiseau sur la terre. » De son côté, François apprend beaucoup ; Paris lui réservait un prodigieux spectacle : « des saints, de véritables saints, et en grand nombre » et partout, « à voir l’empressement que la foule mettait à l’accueillir, on aurait cru qu’elle l’attendait. » Il se lie d’amitié avec Pierre de Bérulle, fréquente le cercle « Acarie. » Madame Acarie, devenue la « Bienheureuse Marie de l’Incarnation », épouse de Pierre d’Acarie, conseiller à la Cour des Comptes et mère de six enfants, était favorisée de manifestions mystiques étonnantes. Elle fut l’artisan de l’introduction du Carmel réformé en France. Cette étape parisienne provoqua un mûrissement dans la personnalité de François qui s’affirme ensuite tout à fait maître de ses idées, de son esprit, de sa méthode. Il se met à écrire alors de vrais lettres de direction.
Le Prince évêque de Genève
Il repart pour la Savoie, Monseigneur de Granier vient de mourir ; il est donc désigné d’office pour occuper le siège épiscopal de Genève et est consacré, le 8 décembre 1602, en l’église de Thorens, l’église de son baptême. Au moment de recevoir la consécration, son visage devient lumineux, il lui semble « que la très adorable Trinité imprimait intérieurement dans son âme ce que les évêques faisaient extérieurement sur sa personne, que la très sainte Mère de Notre Seigneur le mettait sous sa protection et que les apôtres saint Pierre et saint Paul le protégeaient. » Il s’installe à Genève dans un logis austère, proche de la cathédrale et refuse le carrosse proposé. Le Prince-évêque de Genève a sous sa responsabilité l’un des plus vastes diocèse d’Europe, diocèse de cent trente paroisses protestantes, quatre cents paroisses catholiques, huit abbayes, onze monastères, et cinq couvents. Il visite son diocèse à pied ou à cheval, par des chemins souvent escarpés, dans des villages perdus dans la montagne, multipliant les contacts avec ses ouailles. Pendant vingt ans, il se dévoue corps et âme à son apostolat qui s’étend au-delà des limites de son diocèse jusqu’au royaume de France et jusqu’à la Curie romaine ; il met en œuvre les principes évangéliques : charité, prière, pénitence, abnégation, soin des pauvres avec, pour modèle, saint Charles Boromée. Aucun domaine ne lui est étranger : la catéchèse, les prêches, la direction spirituelle, l’administration diocésaine, la réforme du clergé et des ordres religieux, la rédaction des ouvrages, la correspondance qui est énorme. Il constate : « Il existe dans l’Eglise deux hiérarchies, l’une de fonction, pape, évêque, diacres, l’autre de ferveur, de générosité spirituelle, de charité. Elle devraient coïncider mais il n’en n’est pas toujours ainsi.» Il cherche à susciter dans les âmes le pur christianisme authentique auquel il donne un nom, « la dévotion » qui ne signifie pas autre chose que l’amour dans la plénitude du terme. L’état du clergé était souvent déplorable ; superstition, magie se mêlaient parfois à la liturgie. Il prend en mains l’instruction des prêtres, leur donnant des leçons de théologie, les préparant à leur tâche de « conducteurs d’âmes » : « Il faut, au préalable, que le confesseur s’examine lui-même. Ayez une grande netteté et pureté de conscience, ayez un ardent désir du salut des âmes… La charge des pasteurs n’est pas des âmes fortes mais des faibles et débiles… Considérez la disposition de votre pénitent, donnez–lui assurance et confiance, lui remontrant que vous n’êtes pas un ange, non plus que lui, relevez-le en lui montrant le grand plaisir que Dieu prend en la pénitence des grands pécheurs.» Pasteur exemplaire, François de Sales disait de l’enseignement qu’il était le huitième sacrement. Sa prédication est une arme de conversion redoutable : quand il reçoit, en 1616, l’autorisation de prêcher le carême à Grenoble, plusieurs protestants se joignent aux fidèles venus l’écouter ; l’un d’entre eux est un haut personnage, le duc de Lesdiguières, grand chef militaire, tout-puissant gouverneur de la province, à la tête des huguenots. La parole de François de Sales finit par le convaincre d’embrasser la foi catholique et sa conversion entraîna celle de nombreux protestants.
Sa rencontre avec Jeanne de Chantal,
Au mois d’août 1603, il se rend dans le pays de Gex, en bordure du Jura, entièrement protestant, pour rétablir le culte catholique puis, avant de gagner la Bourgogne, fait retraite au château de Sales ; tandis qu’il est en oraison dans la chapelle, il reçoit la révélation qu’il est destiné à fonder un ordre nouveau, grâce particulière pour une responsabilité exceptionnelle. En Bourgogne, après une prédication dans la Sainte-Chapelle du palais ducal, le 5 mars 1604, il rencontre pour la première fois Jeanne de Chantal, présentée par son père qui l’avait invitée à venir écouter la prédication de l’évêque de Genève. Jeanne avait épousé en 1592, Christophe de Rabutin, baron de Chantal, décédé en 1600. Veuve, elle s’était installée avec ses quatre enfants, dans le château de son beau-père, à Monthellon ; humiliée et soumise, elle n’en menait pas moins une vie spirituelle intense et, avant même de connaître François, elle aurait eu la vision de son futur directeur spirituel ; un peu plus tard, elle lui fit une confession générale et celui-ci accepta la charge de sa conduite spirituelle « avec tout le soin et la fidélité qui lui seront possibles » La règle essentielle du règlement de vie qu’il rédige pour cette occasion, s’exprime ainsi: « Il faut tout faire par amour et rien par force, il faut plus aimer l’obéissance que craindre la désobéissance. » Jeanne de Chantal mesure elle-même la qualité de la relation avec son maître spirituel : « Il discernait avec une délicatesse et une clarté non pareilles les inclinations, les mouvement et tous les ressorts des âmes et parlait avec des termes si précis, si exprès et si intelligibles qu’il faisait comprendre avec très grande facilité les choses les plus délicates et les plus relevées de la vie spirituelle. A l’ordinaire on ne pouvait rien lui celer. » En mai 1605, la baronne de Chantal passa quelques jours au château de Sales et entretint François de Sales de la vocation religieuse qu’elle sentait s’éveiller en elle. Il eut très vite l’intuition qu’elle était appelée à une destinée exceptionnelle : « oui, un jour vous quitterez toutes choses, vous viendrez à moi et je vous mettrai dans un total dépouillement et nudité de tout pour Dieu. » Pour le moment, elle doit pourvoir à l’éducation de ses quatre enfants mineurs, assister son père et son beau-père ; tous ces obstacles qui s’opposent à une vocation purement religieuse seront surmontés d’une façon quasi irrésistible. En juin 1607, s’ébauche soudain le projet précis de la Visitation. L’incomparable dialogue entre François et Jeanne constitue « le premier acte officiel de la fondation visitandine. » Tour à tour, François, testant son obéissance, lui enjoint d’entrer à Sainte-Claire, d’être sœur à l’hôpital de Beaune, ou encore carmélite. Pour tout, elle est résolue d’obéir. Il lui fait alors amplement le dessin qu’il avait de l’Institut ; à cette proposition, elle sentit soudain « une grande correspondance intérieure, avec une douce satisfaction et lumière.» Le maître spirituel se révèle à son disciple : « Je ne sais si vous me connaissez bien . Je ne suis guère prudent , et si, c’est une vertu que je n’aime pas trop. Ce n’est que par force que je la chéris, parce qu’elle est nécessaire, je dis très nécessaire. Je ne suis nullement simple ; mais j’aime si extrêmement la simplicité que c’est merveille ; je voudrais donner la prudence du serpent à la colombe. » Il évoque pour Jeanne de Chantal les saisons de l’âme : « Je vois que toutes les saisons de l’année se rencontrent dans votre âme : que tantôt vous sentez l’hiver de maintes stérilités, distractions, tantôt les rosées du mois de mai, avec l’odeur des saintes fleurettes, tantôt des chaleurs de désirs de plaire à notre bon Dieu et il ne reste que l’automne duquel vous ne voyez pas beaucoup de fruits mais il arrive souvent que, en battant les blés et pressant les raisins, on trouve plus de biens que les moissons et vendanges n’en promettaient pas. Vous voudriez bien que tout soit printemps et été ; mais non, ma chère fille, il faut de la vicissitude aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ce sera au Ciel où tout sera en printemps quant à la beauté, tout en automne quant à la jouissance, tout en été quant à l’amour. Il n’y aura nul hiver. » « L’Introduction à la vie dévote » Son Œuvre majeure, « l’introduction à la vie dévote », paru en 1608, trouvera sa source dans la direction spirituelle que François exerça auprès de nombreuses personnes : l’abbesse du Puits d’Orbe, l’épouse du président du parlement de Bourgogne et surtout une de ses cousines, Louise de Charmoisy ; toute personne, quelle qu’elle soit, où qu’elle soit, peut, à l’aide de moyens adaptés à son état, atteindre ce que François de Sales appelle « la vie parfaite. » « Suavité, douceur amabilité » ce sont les maître mots de la spiritualité salaisienne. Le succès du livre fut prodigieux : des éditions successives en 1609, 1610, 1616, 1619, des publications dans toutes les langues ; il adresse ses paroles à « Philotée » qui veut dire amatrice ou amoureuse de Dieu. Son intention est d’instruire ceux qui vivent en ville, en ménage, à la cour et qui, par leur condition, sont obligés de faire une vie commune quant à l’extérieur : « la vraie et vivante dévotion, douceur des douceurs, reine des vertus, perfection de la charité » convient à toutes sortes de vocations et professions. La dévotion peut être différemment exercée par le gentilhomme, par l’artisan, par le valet, par le prince, par la veuve, par la fille, par la mariée ; et non seulement cela, mais il faut accommoder la pratique de la dévotion aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier ; la vie chrétienne est l’affaire de tous sans aucune exception. « L’oraison est l’eau de bénédiction qui, par son arrosement, fait reverdir et fleurir les plantes de nos bons désirs, lave nos âmes de leurs imperfections et désaltère nos cœurs de leur passions. » L’oraison de l’esprit et du cœur entraînera Philotée à imiter le Christ : « Ceux qui se sont promenés en un beau jardin n’en sortent pas volontiers sans prendre en main quatre ou cinq fleurs pour les odorer et tenir le long de la journée ; ainsi, notre esprit ayant discouru sur quelque mystère, nous devons nous en ressouvenir le reste de la journée et les odorer spirituellement ; les vertus ne sont que des émanations de la charité.» « La charité n’entre jamais dans un cœur qu’elle n’y loge avec soi tout le train des autre vertus, les exerçant et les mettant en besogne ainsi qu’un capitaine fait des soldats. » « L’huile d’olive, qui prend toujours le dessus, représente la douceur et débonnaireté, laquelle surmonte toute chose et excelle entre les vertus comme la fleur de la charité. » « Si tôt que vous sentez en vous quelques tentations, faites comme les petits enfants quand ils voient le loup ou l’ours en campagne. Tout aussitôt, ils courent entre les bras de leur père et de leur mère. » « L’inquiétude est le plus grand mal qui arrive en l’âme, excepté le péché ; avant toute chose, mettez votre esprit en repos et en tranquillité. » « La prière est un souverain remède, car elle élève l’esprit en Dieu qui est notre joie et consolation. » L’auteur indique les exercices indispensables à la persévérance. Outre l’examen de conscience, très minutieux, sont proposées diverses considérations
sur l’excellence de l’âme et des vertus, sur l’exemple des saints, sur l’amour éternel de Dieu envers nous : « Chacun n’a pas le don de l’oraison mentale mais presque chacun le peut avoir, même les plus grossiers, pourvu qu’ils aient de bons conducteurs et qu’ils veulent travailler pour l’acquérir, autant que la chose le mérite… continuez et persévérez en cette bienheureuse entreprise de la vie dévote. » Les qualités littéraires éclatantes de l’auteur contribuèrent au succès de l’Introduction. Par des paroles claires et intelligibles, plus que dans les ornements du langage, et par l’acuité psychologique, chacun pouvait se sentir interpellé. François de Sales s’était beaucoup inspiré de saint Augustin, de saint Bonaventure, de l’Imitation de Jésus-Christ de Kempis et de la vie du Christ de Le Chartreux. La spiritualité salésienne se nourrissait aussi de l’école mystique espagnole, de Louis de Grenade et de Thérèse d’Avila : « Ce sont les mêmes fleurs que je te présente, mon lecteur, mais le bouquet que j’en ai fait sera différent des leurs en raison de l’agencement dont il est façonné.»
La fondation de la Visitation Sainte-Marie
En 1609, les liens se resserrent entre la famille de Sales et la famille de Chantal :le jeune frère de François épouse la fille de la baronne de Chantal et, en 1610, la Visitation de Sainte-Marie est fondée; la maison de la Galerie, maisonnette assez misérable reliée par une sorte de galerie à un petit jardin sur le bord du lac, est la « pauvre, mais très aimable et désirée retraite. » de Jeanne et de ses trois compagnes : Jacqueline Favre, âgée de dix huit ans, Jeanne Charlotte de Bréchard et la sœur tourière Anne-Jacqueline Corse, servante d’auberge. « Ayez un grand et très humble courage. » leur a dit François. Dans le projet initial il s’agit d’une simple congrégation féminine, ouverte aux personnes âgées, veuves, femmes non mariées, peu aptes à supporter les austérités et les contraintes des ordres cloîtrés mais désireuses de glorifier Dieu « sans se faire voir ni entendre dans le monde. » L’évêque de Genève suit les progrès de « cette ruche d’avètes mystiques » et les dialogues échangés lors de ses visites seront à l’origine des vrais entretiens spirituels publiés par Jeanne de Chantal. Lors de la fondation d’une maison à Lyon, le Cardinal-Archevêque exigea des nouvelles religieuses des voeux solennels et l’instauration de la clôture absolue. Bien que cela ne corresponde en rien à son intention première, François de Sales se plia à ses exigences. En 1618, le pape Paul V octroya la bulle autorisant l’évêque de Genève à ériger en ordre religieux, sous la règle de saint Augustin, l’institut de la Visitation de Sainte-Marie.
Le traité de l’amour de Dieu
En 1616 parut le traité de l’amour de Dieu, la vie de « Sainte Charité », vie admirable d’une sainte de laquelle vous n’avez point encore ouï parler ». Ce traité n’eut pas l’immense audience de l’Introduction à la vie dévote. Sa doctrine, plus exigeante et savante, s’adresse aux âmes plus avancées sur le chemin de perfection. Il déclare en s’adressant à « Théotime », c’est-à-dire à l’esprit humain qui désire faire des progrès en la dilection sainte : « Je ne dis rien que je n’ai appris des autres. Or, il me serait impossible de me ressouvenir de qui j’ai reçu chaque chose en particulier. » Il s’est inspiré des grands mystiques, saint Thomas d’Aquin, saint Bernard, Catherine de Gênes, Catherine de Sienne ; des citations des auteurs profanes de l’Antiquité émaillent les textes : Plutarque, Aristote, Platon. Les divers livres traitent de l’essor et de l’épanouissement de l’amour divin, de la tendresse « maternellement paternelle » de Dieu, de l’amour de complaisance (par lequel le cœur de l’homme tire Dieu en soi) et de l’amour de bienveillance (par lequel il s’étend et se jette tout en Dieu). L’oraison est définie comme le premier degré de la méditation. La contemplation en est le second degré « une amoureuse, simple et permanente attention de l’esprit aux choses divines. » « La méditation est mère de l’amour, mais la contemplation en est la fille. » « La méditation est semblable à celui qui odore l’œillet, la rose, le romarin, le thym, le jasmin, la fleur d’orange, l’un après l’autre distinctement, mais la contemplation est celui qui odore l’eau de senteur composée de toutes ce fleurs. » Il insiste sur un point capital, « l’état de sainte indifférence. » « Le cœur indifférent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir semblablement toutes les impressions du bon plaisir éternel… Il aimerait mieux l’enfer, avec la volonté de Dieu, que le paradis sans la volonté de Dieu ». Le Traité de l’amour de Dieu s’achève sur une exaltation du Sacrifice du Christ au mont Calvaire. Le mont Calvaire est le mont des amants. « Tout amour qui ne prend son origine de la passion du sauveur est frivole et périlleux. »
Paris, Avignon, Lyon …le Ciel
En 1618, François de Sales se joint au cortège qui se rend à Paris avec le prince Maurice de Savoie pour concrétiser le projet de mariage de Victor-Amédée de Savoie avec la princesse Christine de France ; ils sont reçus par Louis XIII et Anne d’Autriche, alors âgés respectivement de six et sept ans ; il rencontre Vincent de Paul et la mère Angèlique Arnaud et surtout il prêche : dans l’église de saint Martin, dans celle de Saint-André-des-Arts, dans celle des capucins en présence de la reine de France, à Sainte-Madeleine, en l’église Saint-Sulpice. Sa présence à Paris est l’occasion d’une nouvelle fondation de maison de la Visitation, faubourg saint-Michel, après celles de Lyon, Moulins et Grenoble. la direction en est confiée à Vincent de Paul, devenu un ami cher ; aux yeux de ce dernier, François de Sales était « l’homme qui a le mieux reproduit le Fils de Dieu vivant en terre. » Sa rencontre avec François de Sales affermira sa vocation d’évangéliser les plus démunis. Il témoignera : « en prêchant, il sentait lorsque quelqu’un était touché intérieurement ; je remarque en effet, disait-il, que, sans initiative personnell , sans préméditation, une expression que j’ignore complètement est sortie de mes lèvres et je sens que je l’ai prononcée sous l’impulsion divine. » Il rencontra la mère Angélique Arnauld qui avait entrepris la réforme de l’abbaye de Maubuisson. Par ses conseils il essaya de modérer l’ardeur de cette âme de feu : « Allez au Port-royal de la vie religieuse par le chemin royal de la dilection de Dieu et du prochain, de l’humilité et de la débonnaireté… Manger peu, travailler beaucoup, avoir beaucoup de préoccupations et refuser au corps son repos, c’est vouloir trop obtenir d’un cheval famélique sans le laisser paître.» On lui proposa la charge de coadjuteur de l’évêque de Paris. L’ouverture politique que cela aurait pu entraîner, la conversion possible de l’Angleterre, comme autrefois celle du Chablais, tout cela n’emporta pas son assentiment. Rencontrant le duc de Richelieu, il essaya de réveiller son ardeur spirituelle, mais la résolution de celui-ci de ne plus penser qu’au salut des âmes et à Dieu ne fut qu’un feu de paille. Quand il rentre dans Annecy, son cher « Nessy », son frère vient d’être nommé son coadjuteur ; il en est heureux et soulagé car il aspire à quitter les affaires du monde. Il envisage de se retirer dans l’ermitage de Saint-Germain situé dans les hauteurs, au-dessus de l’abbaye de Talloires. Sa correspondance reste une tâche écrasante, des « milliasses » de lettres rédigées en français, plus rarement en latin ou en italien ; A la fin du mois d’octobre 1622, il est invité à faire partie de la délégation du duc de Savoie qui se rend, en Avignon, féliciter le roi Louis XIII de sa victoire sur les protestants du Languedoc ; son état de santé est déjà fort délabré : « Vraiment, par la grâce de Dieu, je ne tiens plus à la terre que du bout d’un pied, car l’autre est déjà levé pour partir. » Venu loger au couvent de la Visitation de Bellecour, il a été mis à sa disposition la maison du jardinier où le froid est vif ; il est épuisé, aspire au silence et à la solitude. Il reçoit là Jeanne de Chantal qu’il n’a pas revue depuis presque trois ans, ce sera leur dernier entretien ; il rencontre, parmi les nombreux visiteurs, monsieur Olier accompagné de son fils Jean-Jacques, cause de ses soucis : l’évêque discerna aussitôt la vocation de ce dernier : « soyez consolée, dit-il à sa mère, le ciel l’a choisi pour la gloire et le bien de son église. » En effet, devenu prêtre, Jean-Jacques Olier sera le fondateur de la compagnie de saint–Sulpice. Lors d’une bénédiction en plein air, en cet hiver particulièrement rude, François de Sales prit froid. Le 26 décembre, il eut avec les visitandines un ultime entretien : « mes filles, le dernier moment est arrivé… la perfection consiste à ne rien demander et à ne rien refuser et à être toujours prêtes pour l’obéissance. » Il sentait sa vue diminuer, il fut pris d’une attaque d’apoplexie ; il subit un dernier calvaire, saignée, fer chaud sur la nuque et autres remèdes du temps ; avant de perdre la parole, il prononça ces derniers mots : « il se fait tard et le jour va sur son déclin. » et peu après, rendit son âme à Dieu. La douleur de Jeanne de Chantal fut extrême. Le service funèbre eut lieu dans l’église du Monastère de la Visitation ; le corps fut ensuite ramené à Annecy et porté au monastère de la Visitation. Aujourd’hui le corps de saint François de Sales ainsi que celui de sainte Jeanne de Cantal reposent dans la crypte de la chapelle du monastère de la Visitation d’Annecy établi sur la colline du château. Il fut béatifié le 2 décembre 1661 et canonisé le 19 avril 1665 par Alexandre VII. Pie IX lui décerna le titre de Docteur de l’Eglise le 16 novembre 1877. Tout à la fois sage et saint, homme de bon sens et mystique, l’art de François de Sales fut d’allier, dans leur totalité, la sagesse humaine et la sainteté. Homme de Dieu, il est allé tout droit à l’essentiel de la vie chrétienne, plus spécialement à l’essentiel de la vie religieuse, et a insufflé à la spiritualité un air nouveau, venu tout droit des cimes évangéliques.